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Sébastien Fritsch, Ecrivain
21 octobre 2008

Emmanuelle Pagano - Les Mains gamines

Roman de la douleur et de la féminité, "Les Mains gamines" est écrit avec la même recherche, la même précision que les "Adolescents troglodytes". Et cette précision dans le choix des mots, cette netteté des images, servent tout autant la poésie que la mise au jour de la souffrance.
Souffrance évoquée à quatre voix, celles des quatres femmes qui disent "je", dans chacune des quatre parties du livre. Quatre femmes qui disent "je" pour elles-mêmes, parce que personne ne les écoute. Quatre femme qui témoignent de quatre époques de la vie : la première narratrice (par ordre "d'entrée en scène") est âgée de quarante ans ou à peu près ; la seconde en a vingt de plus ; la troisième, quatre-vingt-dix et la dernière, dix. Il existe différents liens entre ces quatre femmes, mais leur lien principal est une cinquième femme, âgée d'environ quarante ans, comme la première narratrice. Cette cinquième femme est le centre réel de ce roman.
Pagano_mains_gaminesElle, elle ne dit pas "je". De toute façon, elle n'a pas voix au chapitre. Elle a essayé de dire "non", il y a trente ans, quand elle n'était qu'une gamine et qu'autour d'elle, dans un recoin de la cour de récré, sous un escalier, se pressaient tous les gamins de sa classe (tous, sauf un). Des gamins violeurs, qui lui ont interdit le "non", et, sans doute, par la suite, le "je". Alors, elle ne s'exprime qu'au travers du regard des autres. Et en écrivant, en exprimant sa douleur dans la violence des mots dont elle noircit des petits carnets.
C'est un roman dur, au style direct, sans périphrase, sans atténuation des vérités, mais également sans voyeurisme, sans excès inutile de violence. Tous les détails sont utiles. Car la violence et la souffrance sont réelles. Emmanuelle Pagano ne fait que les décrire dans toute la cruauté de leur réalité. Et si elle sait choisir ses mots, comme je l'ai dit, il faut aussi reconnaître que parfois, elle n'a pas le choix : un viol, c'est un viol.  Pas la peine de chercher d'autre mot.
Pour conclure, j'apporterai juste une petite réserve. Bien sûr, le roman m'a touché : il est bouleversant dans le fond et admirable dans la forme. Mais le "témoignage" de la plus jeune des quatre narratrices m'a gêné. Sa douleur à elle, c'est celle de ses  premières règles (qui, d'après ce que lui annonce sa mère, sont toujours très douloureuses dans la famille ; en gros : "C'est comme ça et puis c'est tout, ma fille !"). En présentant cette douleur "naturelle" à la suite d'autres souffrances qui, elles, ne le sont pas (puisqu'elles ont pour origine la perversité d'autres personnes : des gamins agressifs, une sage-femme sadique, un mari méprisant...), il me semble que le message du roman risque de se trouver altéré. Car on pourrait être tenté d'en tirer la conclusion que, quoiqu'il arrive, quelle que soit l'origine de la douleur : "C'est comme ça et puis c'est tout, ma fille !". Ou pour le dire autrement : "Tu dois souffrir ma fille parce que tu es une fille, et tu dois te taire, pour la même raison." Si c'est là le message qu'a voulu faire passer Emmanuelle Pagano, ça fait froid dans le dos ! J'ose espérer que je me suis trompé.
Ensuite, il y a dans ce même chapitre où "je" est la plus jeune narratrice, une confusion entre, d'une part, ses rêves, les fables qu'elle s'invente (ou les souvenirs de fables qu'elle a gardés de sa petite enfance) et, d'autre part, la réalite de sa douleur. La encore, cette confusion fait un peu peur : le message semble alors être : "Les filles ont tellement d'imagination ! Ce qu'elles pensent avoir vécu s'est-il réellement passé ?"
Faut-il alors penser que la gamine qui a souffert il y a trente ans a elle aussi inventé ce que les gamins lui ont fait ? Non, non, bien sûr, ce qu'elle a vécu était bien réel. Il faut revenir en arrière, repenser aux chapitres précédents pour s'en convaincre, pour effacer la confusion : il y a eu des témoins. Alors, c'est sûr, elle n'a pas inventé. Même si ces témoins se sont tus, à l'époque. Et même s'ils continuent de se taire. Et de porter la honte que leur silence nourrit. La honte, comme une autre forme de douleur.
Et l'autre raison de se dire que rien n'est inventé, c'est peut-être le prénom qui apparaît à la page 117. Un prénom en quatre lettres. Un diminutif, peut-être ?

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Commentaires
S
@ Antigone, le message n'est peut-être pas universel et la douleur évidemment pas obligatoire. Mais elle est quand même, pour toute les femmes de ce roman, une part importante de leur vie depuis qu'elle s'est imposée à elles. <br /> Concernant nos lectures, je reconnais que je vois souvent des points communs, ce qui me permet de me laisser plus facilement influencer dans mes choix.<br /> Si tu choisis Irving pour le I de ton abécédaire, je serais bien embêté : comme c'est mon auteur préféré, je serai bien incapable d'en trouver un autre . J'essaierai quand même.
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A
J'aime beaucoup ta lecture, très approfondie, et respectueuse...différente de la mienne peut-être, je n'ai pas eu cette impression de douleur présentée comme obligatoire. C'est vrai qu'il s'agit d'un univers bien particulier, fermé. Il ne me semble pas qu'il s'agisse là d'un message, plus universel, enfin je crois...<br /> En ce moment, nous sommes sur la même longueur d'onde question lectures...j'ai l'intention de parler bientôt des "rêves des autres", dans mon abécédaire admiratif, amusant !!<br /> Bonne semaine Seb !!
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S
@ Ondine : oui, malgré le sujet... ou peut-être à cause du sujet et du défi que cela représente de le traiter. Défi réussi, en l'occurence.
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O
Ça donne envie... malgré le sujet.
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