Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sébastien Fritsch, Ecrivain
5 février 2008

Emmanuelle Pagano - Les Adolescents Troglodytes

Ce roman m'a fortement ému. Avec poésie, dans un langage vif, sans fioriture, presque oral, mais que l'on sent pourtant travaillé, Emmanuelle Pagano nous invite à découvrir deux paysages, comme deux reflets d'une même solitude : le paysage des hauts plateaux ardéchois et le paysage intérieur de sa narratrice, Adèle.

Adèle est conductrice de navette scolaire. Et dans les lieux que l'on traverse avec elle pour aller chercher les enfants et les adolescents qui vivent dans les fermes les plus reculées, on voit, on sent, on vit, ce qui se dissimule sous le mot "isolement". Il y a l'isolement géographique, bien sûr. Mais aussi l'isolement lié au comportement, aux moeurs, aux modes de vie, aux différences : les paysans qui s'accrochent à leurs terres sont isolés du reste du monde, des autres hommes qui vivent dans les villes ou dans des régions aux climats plus riants ; mais les nouveaux-venus qui quittent la ville ou viennent d'autres campagnes sont eux aussi isolés des gens qui habitent le plateau depuis longtemps. On les observe, ces étrangers qui s'installent, on les juge, on les classe, on les étiquette : néo-ruraux, écolos farfelus, sorcière. Ce dernier qualificatif est attribué à la mère de trois des enfants que véhicule Adèle. Parce qu'on ne la connait pas, cette mère célibataire. Parce qu'elle ne veut voir personne. Parce qu'elle a trois enfants de trois pères différents. Parce qu'elle lit beaucoup. Ou pour n'importe quelle autre raison.

Ce paysage, créateur d'isolement, Emmanuelle Pagano lui rend néanmoins hommage, dans ses tableaux de neige, de roche, de brume, d'eau, de feuillages, au travers d'une poésie lumineuse, directe, franche, sans lyrisme dissimulateur. Car elle ne cache pas qu'il est difficile à vivre, ce pays, elle ne cache pas la neige qui emprisonne, les fermes abandonnées ou noyées dans les lacs de barrage, elle ne cache pas le gris, le noir, la nuit, la distance. Mais elle l'aime tellement, cet endroit, qu'elle nous le fait aimer. On sent que les mots d'amour qu'elle donne à sa narratrice pour parler de son coin d'Ardèche, se sont ses propres mots à elle. Et elle illustre aussi cette évidence : aimer c'est aussi savoir dire ce qui déplait.

"La nature, c'est comme le reste, c'est pas plus beau ni plus pur qu'une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éoliennes hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l'automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l'hiver, et ridicule si verte l'été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient souvent autour de moi si beau, c'est juste parce que j'y vis. C'est bête, mais magnifique est l'endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, de comment on regarde au dehors, ça dépend de si on regarde." (P61)

Bon, j'arrête de citer, sinon je vais recopier tout le bouquin. Parce que les deux trois phrases qui suivent sont aussi très belles. Elles parlent de l'accord qui existe entre la nature et l'homme. Et même triste, la nature est plaisante, tant qu'elle s'accorde à notre tristesse. Allez, juste encore quelques mots pour mieux vous faire comprendre : "Que la pluie soit froide dans le cou, ça ne nous enlève pas l'envie de pleurer, mais ça nous rend la dépression presque belle." (P 61)

Mais passons au second paysage de ce roman, qui est, en fait, le sujet principal. Il s'agit du paysage intérieur d'Adèle. Adèle aime cette terre ardéchoise, cette terre rude à qui elle pardonne sa rudesse, parce qu'elle la connait. Et elle la connait depuis toujours, et elle connait toute l'histoire, toutes les légendes et tous les gens de cet endroit. Pourtant, même si Adèle connait tout le monde, personne ne connait Adèle. Personne ne sait qu'elle a vécu toute son enfance dans la "ferme du fond", une bâtisse désormais engloutie par un lac artificiel. Elle a été embauchée comme conductrice de navette sans que l'on sache d'où elle sortait. Elle venait de la ville. D'une ville où elle s'était installée en quittant la ferme du fond, à la fin de l'adolescence, au moment des études, au moment où elle était devenue Adèle. Parce qu'avant ça, quand elle vivait à la ferme du fond, elle n'était pas Adèle. On ne sait pas quel était son prénom, mais ce n'était évidemment pas Adèle : en ce temps-là, elle était un garçon.

Et c'est ce paysage intérieur qu'Emmanuele Pagano dépeind avec autant de poésie et de vérité que le paysage venteux et neigeux et ingrat du plateau. On passe 200 pages dans la peau d'une femme qui se souvient de son enfance dans un corps de garçon, d'une femme qui vit une vie de femme, est amoureuse, sensible, et aussi très maternelle avec tous ces enfants qu'elle transporte. Mais une femme qui vit dans la douleur de n'être une femme qu'au présent : elle n'a pas de passé (elle n'a pas eu de corps de petite fille et son corps d'enfant masculin n'existe plus ; tout comme la ferme de ses premières années, disparue sous la surface du lac et qui ne surgit, humide et en ruine, qu'aux périodes de vidange - belle métaphore) et elle n'a pas de futur, Adèle, en tout cas, elle ne peut pas envisager ce futur de femme dont elle rêve, un futur avec un homme à qui elle pourrait tout dire (parce que, pour l'instant, personne ne connait le secret de sa "transformation") et un futur dans lequel elle pourrait porter un enfant. Et c'est sans doute pour cela qu'elle appelle la cargaison de frimousses qu'elle transbahute vers l'école : "Mes gamins", avec affection et un pincement au coeur. Des gamins qu'elle conduit depuis des années à travers le plateau et qu'elle voit devenir, peu à peu, des adolescents, c'est-à-dire des garçons qui deviennent hommes et des filles qui deviennent femmes, naturellement.   

Alors voilà pourquoi j'ai été ému par ce livre. Pas à cause du sujet, mais à cause de la façon dont il est abordé : avec poésie, comme je l'ai dit, et aussi avec une douceur, une sensibilité, une vérité, une tendresse pour les personnages qui sont vraiment splendides, prenantes, communicatives.

Pour comprendre, bien sûr, il faut lire "les Adolescents troglodytes". Mais je voudrais juste encore parler de deux points. Le premier, c'est le moyen qu'utilise l'auteur pour nous aider à nous glisser dans la peau de sa narratrice. On vit ainsi avec Adèle la solitude dans laquelle elle s'enferme autour de son secret. Et on mesure avec elle combien était indestructible sa certitude d'être née fille dans un corps de garçon. Pour réussir cela, Emmanuelle Pagano s'appuie sur de nombreuses réflexions qu'elle souffle à Adèle, mais elle utilise aussi très subtilement les accords de genre.

Il y a les phrases d'Adèle qui se souvient de son enfance. Elle dit donc, "quand j'étais petit". Rien de plus logique.

Il y a aussi les phrases d'Adèle qui se souvient de sa phase de "mutation" : avant d'être opéré, l'adolescent qui deviendra Adèle a déjà commencé à transformer son corps, par des traitements hormonaux. Et il a déjà des relations avec des hommes. Ces souvenirs sont présentés sans fausse pudeur, mais sans exhibition inutile. Le plus important est le malaise de ce garçon devenant femme, un malaise irrépréssible, malgré la tendresse de son partenaire, qui se veut rassurant. Et Adèle formule donc ses souvenirs ainsi : "Je me sentais cogné, brutalisée. Je me sentais à la fois esseulé et soumise à une impudique proximité." (P69)

On sent dans cette alternance d'adjectifs au masculin et au féminin l'état d'esprit de la narratrice. Cela démontre le fait que, même s'il semble oral, naturel, le texte est très travaillé, comme je l'ai dit au départ. Ce n'est pas si simple, comme idée, de vouloir donner une impression de masculinité et de féminité mêlées (en attendant que l'une prenne le pas sur l'autre). Et la réalisation de cette idée, sa concrétisation dans le texte, n'est pas non plus des plus faciles. Jouer sur les accords était la solution (une fois que c'est fait, ça semble évident), mais il fallait y arriver, il fallait choisir quels mots mettre au féminin, quels autres mettre au masculin. Et le choix n'est pas anodin.

Une autre illustration de l'importance du genre des mots (mais c'est de toute façon le sujet du roman, le genre et ce qui peut se cacher derrière : sexualité et identité) c'est une phrase du frère d'Adèle, Axel. Il a toujours refusé d'accepter cette "transformation". Il  n'a jamais appelé son "ex-frère" par son prénom de fille. Et pourtant, à un moment donné, il remplit Adèle de joie, en la traitant de "conne". C'est la première fois qu'il l'insulte au féminin. 

Le deuxième et dernier point, c'est la construction de l'intrigue, qui prend vraiment et s'élabore au fil des pages, des évocations, des souvenirs, des rencontres. Cette intrigue s'appuie sur divers secrets, mais aussi sur les relations entre les protagonistes. Comment vont-elles évoluer ? Et comment Adèle elle-même va-t-elle pouvoir évoluer en portant le poids de son secret, le poids du regard que les autres portent ou risquent de porter sur elle ?

Pour terminer, je dirai que ce roman m'a semblé être un appel à chaque lecteur pour qu'il pense à sa propre solitude, à sa propre différence. Car nous sommes tous différents, en fin de compte. Ce qui veut dire : capables de s'enrichir les uns les autres.

pagano_les_adolescents_troglodytes

Publicité
Commentaires
S
@ Antigone, oui, j'ai lu ton commentaire sur ton blog, très enthousiaste également.
Répondre
A
Bonjour ! Je vois que je ne suis pas la seule à avoir beaucoup aimé ce roman !
Répondre
S
@ Daniela : et un grand merci pour la petite parenthèse ;0)
Répondre
S
@ Tidoigts, le sujet de ce roman est effectivement difficile, et donc rarement traité, mais la façon de le traiter, poétique et sensible, est d'une valeur tout aussi rare. Alors, oui, tu peux courrir l'acheter (il y a sûrement une librairie de garde à cette heure-ci).
Répondre
S
@ Daniela : ta préoccupation est sans doute la plus belle qui soit. Alors, laisse-toi émerveiller ! Et ça excuse tout (je peux dire ça, je n'ai pas écrit non plus : mais un petit échange sur blog, c'est sympa aussi !)<br /> Pour ce roman, aucune hésitation : je suis sûr qu'il te plairait. Je pourrais te le prêter en te rendant tes Cioran (mais il faut d'abord que je les lise !)
Répondre
Publicité
Derniers commentaires
Publicité