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Sébastien Fritsch, Ecrivain
10 janvier 2008

Philippe Djian - Zone Erogène

"Qu'est-ce qui peut pousser un type de trente quatre ans, au meilleur de sa forme, à rester cloué des journées entières sur une chaise, plus une bonne partie de la nuit?"
Non la connerie n'expliquait pas tout, en fait, la bonne réponse était : "ce qui pousse un type à écrire, c'est que ne pas écrire est encore plus effrayant."

Djian_Z_E

Présenté comme autobiographique, ce roman l'est au moins sur un point, qui m'a semblé parfaitement rendu : le "sentiment d'écrivain".

Le reste est peut-être inspiré de la vie de l'auteur, mais semble quand même un peu exagéré ou, tout au moins, trop beau pour être vrai. Enfin, plutôt que "trop beau", je devrais plutôt dire "trop bien mis en scène". Parce que ce n'est pas spécialement beau. Enfin, disons que ce n'est pas mon idéal (car tout est relatif, comme disait l'autre, et surtout la beauté) cette vie de "glandouille" dans laquelle l'auteur ne semble vivre que pour "baiser", "picoler" de la bière et "baffrer" des chips dans des draps jamais changés. Désolé pour le niveau du vocabulaire : je suis sans doute sous influence. De toute façon, le registre des trois verbes que j'emploie correspond tout à fait à la façon dont Djian procède dans ses activités quotidiennes. Clairement, il ne fait pas l'amour, il ne boit pas, il ne mange pas : il baise, picole, baffre, suivant ses instincts comme un animal (si on fournit à l'animal autre chose que de la bière et des chips). 
Dans ce contexte de laisser-aller bestial, les échappées poétiques brillent comme une goutte de sang clair dans le creux d'une main sale. Et quand Djian parle écriture, ce n'est plus une goutte de sang que l'on voit briller sur sa main, mais le coeur tout entier de l'écrivain.
Djian devient d'ailleurs, à ces moments là, d'une lucidité effroyable. Il décortique, expose, révèle ce que j'ai appelé le "sentiment d'écrivain".
Mais attention ! ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : le reste du texte (le texte uniquement branché baise/picole/bouffe) est d'une vivacité, d'une richesse, qui le rend splendide. Avec Djian, même les mains sales sont belles.

Dans "Ouest" de François Vallejo, j'avais déploré que la ponctuation soit massacrée. Alors, pourquoi le style de Djian ne me hérisse pas les cheveux ? Parce que son massacre de la ponctuation est limité : il garde des tirets pour les dialogues, ce qui permet de se situer bien plus facilement dans le mouvement du texte. Et en plus, tout le reste, même les phrases qui rebondissent d'une action à une autre en les séparant d'une simple virgule (alors que l'écrivain puriste et/ou classique et/ou psychorigide aurait mis un joli point) ne me choquent pas. Car elles ont une chaleur, un naturel, une vie qui sont absents des phrases de Vallejo, trop froid et guindé. Et parce qu'elles portent en elles une vraie musique. D'ailleurs Djian parle beaucoup de musique dans son roman, y puisant même souvent ses émotions les plus pures.

Mais revenons en à ce "sentiment d'écrivain". Ses composantes sont nombreuses.

Il y a d'abord la volonté. Le "glandeur" Djian semble en être dépourvu, de cette fichue volonté. Sauf que, quand il sent que son roman a suffisamment mûri, qu'il doit s'y consacrer à 100 %, on sent surgir une détermination de bulldozer : il s'enferme dans une chambre d'hôtel (quittant l'univers de flemmardise de son appartement) et il écrit jour et nuit. Même la visite de sa voisine de chambre, qui entre chez lui couverte d'un simple peignoir et s'allonge sur son lit avec une nonchalance évocatrice, ne le fait pas dévier de la trajectoire qu'il s'est fixée. Le verbe "baiser" n'existe plus. L'écrivain qui écrit ne connaît qu'un verbe : écrire.

Une autre composante du sentiment d'écrivain est la sensibilité au monde extérieur. Djian, qui ne se prend pas pour la moitié d'une mandarine, semble tenir pour méprisable tout élément de son environnement, inerte ou vivant. Mais c'est faux : sous son air hautain, il est en fait entièrement ouvert au monde dans lequel il vit ; mais dans un seul but : son écriture. Il observe, absorbe, compose la substance de ses écrits à partir des personnes, paysages, ciels, vents, mers, villes, musiques qui l'entourent...
Il semble pourtant qu'il soit capable de faire preuve de considération. Mais ce n'est pas pour un vivant. Même pas pour Nina, dont il se dit pourtant fou d'amour. Non, le seul "être" digne de respect, pour Djian, c'est le roman sur lequel il travaille. Perdre son manuscrit est sa plus grande angoisse. A l'inverse, il ne fait rien pour retenir Nina, lorsqu'elle part, exaspérée à force d'être délaissé pour ce p... de roman. Il souffre pourtant de son départ. Mais il n'abandonne pas pour autant l'écriture. De même, il lui semble normal de tout planter parce qu'une idée lui traverse la tête. Mais il ne fera pas un effort pour être agréable ou attentionné pour les gens qui passent dans sa vie (femmes, employeurs, rencontres de hasard).
La principale leçon de ces longues pages sur lesquelles se déroule ce processus invisible d'observation, d'engloutissement et d'appropriation du monde réel, c'est le fait que l'écrivain écrit même quand il a les mains dans les poches et le regard en l'air : tout ce qui palpite dans le cerveau d'un écrivain, c'est déjà de l'écriture. Même s'il a l'air absent et le regard vitreux.
Dit comme ça peut paraître évident (ou complètement idiot), mais ça n'est pourtant pas si facile à faire comprendre. Alors ça m'a fait plaisir lorsqu'une personne que je connais très très très bien m'a dit, après avoir refermé ce livre : "Je comprends mieux certaines choses".

L'autre composante du "sentiment d'écrivain", je l'ai gardée pour la fin, parce que c'est la plus forte, la plus flagrante et celle qui, à première vue, semblerait la plus repoussante : c'est le sentiment de supériorité. Évidemment, il est fort probable que Djian exagère encore sur ce point. Peut-être qu'il ne se sent pas aussi exceptionnellement supérieurement merveilleusement génial que ce qu'il laisse entendre dans son roman : je ne connais pas le personnage réel. Mais s'il exagère le trait, c'est peut-être pour aider le lecteur à comprendre cette impératif de la vie d'écrivain : l'écrivain doit se sentir "génial". Cela n'exclue pas les doutes, les questions, les envies d'abandonner, les déprimes, les besoins d'encouragement et de réconfort. Mais, à un moment donné, quand il se met à penser à ce qu'il va écrire, puis quand il écrit, l'écrivain doit être persuadé de la valeur de ce qu'il écrit. C'est cela qui le fait avancer. S'il arrive au bout de son livre, c'est qu'au début, il s'est dit : "Ce que j'écris vaut le coup et apportera quelque chose au monde". S'il se dit que c'est minable ou s'il s'arrête juste pour considérer la réalité de l'acte qu'il est en train de commettre et qui revient uniquement à poser des lettres les unes derrière les autres alors qu'au même instant, partout dans le monde, d'autres hommes opèrent à coeur ouvert, bâtissent des échangeurs autoroutiers, tapent dans une balle avec le pied devant 80 000 excités ou massacrent leurs voisins par douzaines avec de beaux missiles sol-sol qui brillent en glissant dans l'air pur sous le soleil du matin, l'homme qui écrit des romans peut se sentir incommensurablement vain. 
Pour être honnête, je n'avais jamais réalisé cela, alors que c'est quand même bien vrai ce que Djian nous démontre : si j'écris, si j'ai voulu être publié, si je veux être lu, c'est parce que j'ai pensé que ce que j'avais à dire avait de la valeur. Et donc que moi-même j'en avais aussi (et même s'il y a aussi comme motivation le plaisir de l'écriture, j'en ai déjà parlé ici). C'est donc que, moi aussi, je me suis pris, à un moment donné, pour un être exceptionnellement supérieurement merveilleusement génial. Les écrivains qui disent le contraire ont le nez qui s'allonge. J'ai souvent le nez qui s'allonge.
Enfin, pour clore ce chapitre "gonflage de chevilles en dix leçons", j'ajouterai que l'on comprend bien que Djian force le trait quand on voit la façon dont il rapporte les propos de ceux qui le remettent à sa place. S'il se croyait vraiment supérieur, il aurait totalement effacé de son roman les réparties de ceux qui osent lui remettre les pieds sur terre. Cela signifie que, aussi "génial" soit-il, l'écrivain peut quand même rester objectif et voir ses limites (surtout si on les lui balance en travers de la tronche). Et s'il se prend pour Dieu quand il écrit c'est tout simplement parce qu'il n'a pas le choix : c'est un mal nécessaire et indispensable pour créer ce nouveau monde qu'est (ou devrait être) chaque nouveau roman.

Sinon, mis à part ça, l'écrivain est quelqu'un de très bien.

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Commentaires
S
@ Lux, De rien, c'est un plaisir pour moi : les mots m'amusent. Mais ne va pas croire que je sois du genre à déclamer des articles de dictionnaire à tout-va. Je me suis simplement arrêté sur ce mot "procrastination" parce qu'il me parle. En suis-je un fervent adepte ? Non, non, bien sûr ! c'est simplement parce que ce mot est utilisé comme titre d'un livre de S.T. Garp, dans le roman éponyme de John Irving (mon roman préféré).<br /> Au fait, bienvenue par ici !
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L
Juste un petit bonjour pour te remercier de tes précisions au sujet du mot procrastination. Je reviendrai sur ton site plus longuement pour bien te lire et commenter
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S
@ Emilie. Cette douloureuse alternance entre la certitude et le doute ... je connais, je connais...
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S
Oui, et ce sont ces ressemblances que nous cherchons dans le travail de l'autre, pour nous conforter, nous réconforter, nous cautionner...<br /> <br /> De mon côté, la phase d'écriture alterne régulièrement entre le "je suis géniale" et le "c'est complètement nul". J'imagine que ça fait partie du jeu... :-D
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S
@ Emilie. Bien sûr, tout le monde ne vit pas sa création de la même façon. Moi non plus, je ne m'enferme pas pendant des jours pour écrire... même si, parfois, l'envie ne m'en manque pas. Quoi qu'il en soit, il reste sans doute des points communs, des phases obligatoires, par lesquelles nous passons tous.
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