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Sébastien Fritsch, Ecrivain
12 juillet 2007

Mario Vargas Llosa - La Fête au Bouc

Ce roman est tout simplement magistral. Sur tout les plans, Mario Vargas Llosa fait preuve d'une maîtrise exceptionnelle. Bon, il est vrai que le monsieur est loin d'être un débutant : il a écrit ce roman en 2000, à l'âge de 64 ans et c'était son quatorzième ouvrage. Mais cela n'enlève pas mon admiration. Et puis (comme disait Brassens pour un autre trait de caractère que je préfère ne pas citer ici afin de ne pas risquer de heurter les âmes sensibles), pour certaines qualités, l'âge ne fait rien à l'affaire. J'ai d'ailleurs lu il y a peu "Qui a tué Palomino Molero?", écrit en 1986, et j'ai été tout aussi admiratif. La principale différence entre les deux est l'épaisseur du bouquin : 190 pages pour "Palomino" et 580 pour le "Bouc". Le volume du dernier permet une histoire plus complexe, des détails (décors, personnages) plus fouillés et un enchevêtrement de points de vue assez labyrinthique, mais extrêmement bien orchestré.

La_Fete_au_Bouc

C'est d'ailleurs là l'un des "plans" dont je parlais plus haut, en disant que Vargas Llosa excelle sur tous les plans. En effet, dans un roman, il faut au moins travailler l'un des cinq "piliers" décrits ci-dessous, parmi lesquels se place la construction de l'intrigue. J'ai lu il y a quelque mois (ou années), quelque chose à propos de ces cinq "piliers du roman". C'était dans une critique littéraire à propos de la "Tentation d'une Ile" de Houellebecq. Le chroniqueur (dont j'ai malheureusement oublié le nom, comme j'ai oublié celui de son employeur) écrivait qu'un roman, pour être un bon roman, doit contenir au moins cinq éléments et que le roman de Houellebecq n'en contenait même pas un seul. Ces cinq éléments sont les suivants (en fait je ne me souviens plus si c'était vraiment ceux que je vais décrire dont parlait ce journaliste, mais en tout cas, c'est ceux que j'ai admiré dans "La Fête au Bouc" et ceux que j'essaie moi-même, humblement, de garder en tête quand j'écris) :

- l'histoire (ou le sujet, ou le thème, c'est comme on voudra) : celle d'une dictature comme il y en a eu (et il y en a encore), à savoir l'Ere Trujillo (1930 à 1961) en République Dominicaine. C'est une vraie leçon d'Histoire, romancée, bien sûr, mais qui permet de mesurer (en les vivant de l'intérieur) quelles horreurs l'homme peut faire subir à ses semblables.

- la construction : enchevêtrement des intrigues, comme je l'ai dit. Elles tournent pourtant toutes autour du Bouc, c'est-à-dire Rafael Léonidas Trujillo, qui dirigea (écrasa) cette nation des Caraïbes pendant 31 ans. Les différentes histoires mêlent les époques (1961, 1937, 2000, etc...), mais aussi les points de vue, ce qui permet de saisir l'évolution de la dictature et de sa chute, ainsi que la façon dont elle était perçue (par ses serviteurs mais aussi par ses victimes). Certains évènements sont d'ailleurs racontés plusieurs fois, vu selon des angles différents (parfois opposés). Comme on découvre des détails supplémentaires à chaque fois, on n'a pas du tout l'impression d'une redite. Cela prouve encore la maîtrise de l'auteur. Un point à signaler aussi dans la construction, c'est la position de l'évènement principal du roman (non, je ne dirai rien!) qui est placé exactement au milieu du livre. C'est aussi un truc d'écrivain, mais qui marche très bien dans ce cas : on n'a un effet "charnière" et tout bascule après cet évènement (qui, par ailleurs, est raconté de façon tout à fait haletante). Cependant, pour bien apprécier l'évènement en question, il ne faut pas lire la 4ème de couverture qui révèle tout, comme le font souvent les 4ème de couverture (pour tout dire, je hais les 4ème de couverture et ceux qui les rédigent et démonte le travail de l'auteur qui s'est échiné à construire son intrigue et à faire entrer le lecteur dedans au cours des premières pages. D'ailleurs je n'ai pas lu celle de ce livre avant de le commencer).

- l'écriture (ou le langage, ou le style) : très vivant, alternant les descriptions (décors, personnages), les dialogues, les moments d'action ou de réflexion. Vargas Llosa rend aussi parfaitement l'état d'esprit des protagonistes, leur détermination comme leurs doutes, leur soumission, leurs inquiétudes, leur intransigeance. Il rend aussi parfaitement, par une multitude de détails abominables, l'insoutenable cruauté des bourreaux de la dictature, au premier rang desquels Trujillo lui-même (alias le "Bienfaiteur").

- les personnages : très détaillés et précis (mode de vie, psychologie, langage personnalisé, comportement), ils sont aussi très nombreux (on ne retient pas tout, mais on parvient pourtant à ne pas complètement se perdre). J'ai aussi été frappé par le contraste entre la cruauté et la nonchalance des gens au pouvoir. Vargas Llosa semble apprécier les contrastes (j'avais relevé le même phénomène dans "Palomino Molero"), mais je crois aussi qu'il n'a pas le choix : c'est sans aucun doute la réalité des dictatures, menées par des dirigeants à la fois sanguinaires et épicuriens, indifférents (ou friands) de la souffrance des autres et en même temps inquiets de leurs propres petits bobos ou états d'âmes.

- les idées : il y a évidemment une foule d'idées dans ce roman, puisque l'on découvre comment fonctionne un pouvoir autoritaire, comment les gens s'y soumettent (en se reniant parfois ou en "vendant" leurs proches). On voit aussi, face à cela, comment les opposants cherchent à "tenir", à alimenter leur détermination (qui par la religion, qui par le sens de l'honneur, qui par esprit de vengeance).

En conclusion, "La Fête au Bouc" est un grand roman, à lire absolument si l'on est prêt à faire quelques efforts pour suivre ce foisonnement de personnages et d'évènements (le mieux c'est de ne jamais le reposer ou alors pas longtemps). Il faut aussi ne pas être trop sensible : certains passages sont d'une cruauté éprouvante. Mais, malheureusement, c'est une réalité que l'on ne peut nier et qui existait avant Trujillo et a continué après lui, au même endroit ou ailleurs (et qui continuera peut-être tant que vivra l'homme... sans vouloir être pessismiste).

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PS : Si quelqu'un se souvient avoir lu (ou écrit) l'article sur Houellebecq, qu'il me dise si je me trompe au sujet des cinq "piliers du roman". Sinon, pour faire un petit aparté, à propos de la "Tentation d'une Ile", je dois dire que je n'avais déjà pas tellement envie de le lire avant, mais que cette critique m'avait tout à fait refroidi. Et il y a tellement de belles choses à lire que je préfère ne pas perdre mon temps avec ça.

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Commentaires
S
@ Nicolas : c'est effectivement un roman complexe, que l'auteur parvient néanmoins, par son talent, à rendre passionnant, à la fois par son intrigue et par l'immersion dans le système de la dictature qu'il nous permet de vivre. De toute façon, il semble que nous ayons été tous les deux autant enthousiasmés par ce livre l'un que l'autre.
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N
Ce roman a en effet beaucoup de qualités. Il est très bien écrit, traite d'un sujet dur (la dictature de Trujillo, et plus généralement l'ensemble des dictatures), et traite le sujet d'une manière originale, grâce aux trois points de vue. Un grand roman, que j'ai parfois eu quelques difficultés à lire, notamment en raison des nombreux personnages et de la multiplicité des intrigues. Malgré cela, il faut lire ce roman absolument.
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