Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sébastien Fritsch, Ecrivain
3 novembre 2019

Alexandra Koszelyk - À crier dans les ruines

Alexandra Koszelyk - À crier dans les ruines

Trois raisons différentes m'ont guidé vers ce roman. La plume de l'autrice, tout d'abord, que j'avais pu apprécier dans des textes courts, publiés sur son blog Bricabook. L'écho que la catastrophe de Tchernobyl fait toujours en moi, ensuite : j'avais dix-sept ans à l'époque et j'ai été marqué par cet événement. Enfin, le projet d'écriture dans lequel je suis plongé depuis plusieurs années, une biographie romancée d'Ernest Rutherford, le père de la physique nucléaire. Tandis que je me penche sur les débuts de la compréhension des processus mis en jeu dans la fission des noyaux atomiques, Alexandra Koszelyk explore l'aboutissement de l'un des mésusages de ce phénomène. Ironiquement, Rutherford disait : "l'énergie produite en cassant l'atome est une chose de peu d'intérêt. Quiconque envisage une source d'énergie à partir de cette transformation des atomes raconte des balivernes" ("The energy produced by the breaking down of the atom is a very poor kind of thing. Anyone who expects a source of power from the transformation of these atoms is talking moonshine"). Il a eu beaucoup de grandes idées... mais celle-ci était une erreur. 
Mais revenons au roman : Pripiat, Ukraine, années 1970 et 80, voilà la toile de fond ; Lena et Ivan sont les deux personnages principaux. Ils sont enfants, puis ados ; ils sont amis, puis amoureux. Leur amitié comme leur amour naissant est exclusif. Aucun humain n'y a la moindre place ; en dehors d'eux-mêmes, ce qu'ils aiment, c'est la nature, la littérature, le dessin. Mais Pripiat est la ville de ceux qui travaillent à la centrale de Tchernobyl. Le 26 avril 1986, tout s'arrête. L'incendie, les radiations, la nature mourante, les bus d'évacuations, les trains, l'exil. La séparation entre Léna et Ivan. 
Puis les années passent. Les ados deviennent adultes, Léna se prend de passion pour la littérature et l'antiquité. Elle prend cinq ans, dix ans, quinze ans. Et décident après vingt ans de revenir à Pripiat. En touriste. 
Cette vie d'exilée en France prend un bonne partie du roman. Et ce n'est pas ce qui m'a le plus convaincu. C'est la raison principale pour laquelle je ressors de ma lecture avec une impression mitigée. J'ai beaucoup aimé les passages qui se déroulent en Ukraine, avant, pendant et vingt ans après la catastrophe. Pripiat, ville artificielle, rendue à la nature après la fuite de tous les humains prend forme de façon très précise sous la plume d'Alexandra Koszelik. La douleur des personnes déplacées, parquées dans des HLM de Kiev puis dans une autre ville nouvelle, copie presque conforme de celle qu'elles ont fuie, est très bien évoquée. La mort qui récolte son dû, année après année, dans la population qui a tout laissé derrière elle, sauf cette fatalité invisible : ce point aussi est très finement transcrit et donne, à mon sens, l'un des plus beaux chapitres du roman : le chapitre 29, un chapitre court, sobre, mais extrêmement puissant. Enfin, Les passages où Ivan s'exprime sont aussi bien plus touchants et évocateurs que la vie de Léna, première de la classe mariée à ses manuels scolaires, isolée de tous, de ses parents, de ses condisciples du collège, puis du lycée, puis de la fac.
Bien sûr, sa difficulté à s'intégrer peut se comprendre (elle a tout perdu et rien ne pourra remplacer son amour, son passé, son pays). On peut aussi interpréter sa façon de chercher dans ses études, dans ses lectures, dans ses travaux sur l'antiquité, comme une fuite vers le passé (un passé de substitution, puisqu'elle ne peut retrouver le sien) et des liens entre Tchernobyl et d'autres catastrophes survenues à d'autres époques (comme pour relativiser, pour prouver que, finalement, ça arrive à n'importe qui et n'importe quand et, d'ailleurs, les habitants de Pompéi ont eu quand même beaucoup moins de chance que ceux de Pripiat, finalement).

De tout cela, il me semble que le thème principal qui se dégage est l'appartenance : à une famille, à un pays, à une histoire, à une caste (ingénieurs, techniciens, paysans ne se mélangent pas, par exemple). Et notre capacité à aller de l'avant est essentiellement basée sur notre attachement à l'une ou l'autre de ces appartenances. Si l'on donne la priorité à ce que l'on est incapable de retrouver, on s'enferme immanquablement dans une douleur sans fin. Mais faudrait-il pour autant renoncer à cette partie essentielle de notre vie ?
Pour expliquer un peu plus mon impression en demi-teinte, je voudrais aussi parler du style du roman : c'est très bien écrit, mais parfois trop bien écrit : alors que la langue employée sert magnifiquement l'évocation de certaines décors ou de certaines sentiments, elle donne aussi, par moment, des dialogues manquant de naturel ; chaque personnage, quel que soit son âge ou son milieu semble s'exprimer comme un livre (de philo ou d'histoire, de préférence) et cela m'a paru en décalage avec la réalité de ces protagonistes, tous différents. Enfin, un dernier petit détail m'a gêné : ce sont les répétitions, assez fréquentes, qui m'ont fait un peu grincer des dents par moment. Bon, bien sûr, je reconnais que c'est une obsession un peu maladive chez moi de traquer les doublons et de sauter sur mon dictionnaire des synonymes si jamais le même mot revient deux ou trois fois à quelques lignes d'intervalle dans mes propres manuscrits. Un lecteur plus équilibré mentalement n'aura sans doute rien remarqué. Mais je tenais quand même à le signaler.  
Cela étant (après avoir été aussi sévère, il faut bien terminer sur un note positive), ce roman vaut d'être lu. Il est intéressant pour sa capacité à faire revivre de l'intérieur le bouleversement des habitants de Pripiat en 1986 et il apporte aussi une réflexion utile sur la place de nos épreuves par rapport à celles qui ont marquées l'Histoire du monde depuis... que l'Histoire existe.

Publicité
Commentaires
Publicité
Derniers commentaires
Publicité