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Sébastien Fritsch, Ecrivain
2 avril 2010

Invitation pour la petite fille qui parle au vent - Extrait (chapitre 18)

Il regarda sa montre une nouvelle fois. Aucune des deux aiguilles n’avait bougé. Mais était-ce l’heure qu’il voulait vérifier ou plutôt la date ? Voulait-il s’assurer qu’Estelle avait toujours dix-sept ans ? Qu’elle ne pouvait donc avoir mis à exécution sa menace de fuite ? Qu’elle était bien là, dans le séjour, à s’abrutir devant la machine à bruit ? Il tourna la clé avant même de se rendre compte qu’il l’avait sortie de sa poche et glissée dans la serrure. 
Son premier pas dans le couloir le rassura : le brouhaha de la télé lui confirmait qu’il y avait quelqu’un au rez-de-chaussée. Et comme, de toute évidence, Clara et Salomé dormaient – parce qu’elles étaient Clara et Salomé – ce ne pouvait être qu’Estelle. Il monta les trois marches de l'entrée, s’avança dans le couloir vers le hall, tourna l’angle, entra dans le salon et ne vit personne. Ce qui, en somme était rassurant : Estelle était tout bonnement partie se coucher en oubliant d’éteindre l’engin. Il traversa la pièce, appuya sur le bouton rouge en dessous de l’écran puis ressortit. L’envie le prit quand même d’aller vérifier ses suppositions. Juste une oreille dans trois chambres, juste trois souffles paisibles à cueillir et il repartirait. Vu tout le temps déjà perdu, son cadavre pouvait bien attendre trois minutes de plus.
Il commença par la chambre de Salomé. Il l’écouta rêver deux secondes. D’un pas, il gagna la porte de Clara, du côté du jardin. Il la poussa. Retint encore sa respiration pour percevoir celle de sa seconde fille. L’étape suivante, c’était donc Estelle. Il s’engagea sur la pointe des pieds dans l’escalier qui montait vers les combles. Avant même d’avoir atteint le palier, il vit que la porte d’Estelle était ouverte. Il accéléra le pas, il entra, alluma ; le lit était vide et bordé aussi militairement que le matin. Mais la guitare était là. Ce n’était donc pas ce soir qu’Estelle fuirait : elle ne serait jamais partie sans son instrument fétiche. Mais où était-elle, alors ? Chez Émilie ? Chez Julien ? Thomas n’avait de toute façon pas le temps de résoudre cette affaire. Une autre, plus sérieuse que les caprices d’une gamine, l’attendait. Il éteignit, redescendit silencieusement et quitta la maison.
Il lui fallut vingt-cinq minutes pour rejoindre Pierre-la-Treiche. Vingt-cinq minutes pour laisser derrière lui Thomas Couderc, père de famille, et confier le volant au docteur Couderc, médecin légiste. On lui avait situé assez précisément l’endroit, au téléphone. Mais, de toute façon, l’attroupement de voitures rouges et bleues illuminées comme un marché de Noël lui aurait permis de trouver sans aucune indication.
Il ajouta son véhicule à la cohorte, prit dans la boîte à gants son matériel de base – gants en latex et dictaphone – qu’il répartit dans les poches de son veston, descendit de sa voiture et s’approcha de celle qu’il reconnut comme appartenant au commissaire Péon. Il allait se pencher vers l’habitacle obscur quand il entendit la voix du policier dans son dos.
« Couderc ? »
Thomas se retourna. Péon s’approchait d’un pas vif. Thomas s’avança à sa rencontre. Ils se serrèrent la main vigoureusement.
Paul Péon était aussi grand et sec que Thomas et aussi peu causant. Mais ce qui était imposé par la timidité chez le médecin trouvait son origine, chez le policier, dans un souci d’économie. Il préférait utiliser son énergie à réfléchir plutôt qu’à bavasser. Il n’ouvrait donc la bouche que pour deux raisons : interroger et conclure.
Ces deux points communs – leur physionomie et leur retenue – expliquaient en partie l’entente qui unissait les deux hommes depuis maintenant sept ans qu’ils se connaissaient. L’autre motif de cette sympathie mutuelle était les occasions qu’ils avaient de se croiser : toujours devant un mort.
Le commissaire se détourna et se dirigea vers la voie ferrée. Thomas le suivit. Aucun des deux n’avait dit le moindre mot en serrant la main de l’autre – même pas bonsoir ; ce qui, de toute façon aurait semblé incongru : pour l’un comme pour l’autre, une soirée avec mort d’homme n’était pas une bonne soirée.
Ils passèrent au-dessus des rails et redescendirent le talus en direction de la rivière. Un éclairage puissant avait été installé autour du lieu où le cadavre avait été découvert. Les modalités de cette découverte n’intéressaient pas Thomas – à part sur un point : est-ce que les gens qui avaient signalé la présence du corps à cet endroit s’en étaient approchés, l’avaient touché, voire déplacé ? Cette question, Thomas l’avait posée une fois au commissaire Péon, sept ans plus tôt. Depuis, il ne prenait plus cette peine : soit les témoins avaient effectivement révélé s’être penchés sur le corps, l’avoir retourné ou palpé – et dans ce cas, le commissaire Péon l’annonçait d’entrée à Thomas ; soit les témoins n’avaient rien fait de tel – et dans ce cas, le commissaire Péon se taisait. Puisque, ce soir-là, il n’avait rien dit, c’est qu’il n’y avait rien à dire. 
Accompagné par le silence de son acolyte, Thomas s’avança lentement vers le cadavre. Avant même de se trouver à ses côtés, il commença à engranger dans son cerveau d’expert les premières observations qu’il lui était possible de faire, vu de haut et avec un peu de recul : corps dénudé, en décubitus ventral, de race blanche et de sexe féminin ; taille supérieure à un mètre soixante, voire un mètre soixante-dix, cheveux apparemment noirs, mais poissés par un énorme caillot issu d’une perforation de l’os occipital. Il pensa tout de suite à Estelle.



NB : malgré ce que ce premier extrait pourrait laisser croire, mon quatrième roman n'est pas du tout un roman policier. J'en dirai plus en temps voulu. Peut-être avec un autre extrait... 

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Commentaires
A
NUL!!!
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S
@ Antigone : merci. J'espère aussi...
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A
J'aime beaucoup, et j'ai hâte de te lire à nouveau !! J'adore cette phrase : "Vu tout le temps déjà perdu, son cadavre pouvait bien attendre trois minutes de plus." Espérons que la sortie vienne, oui !!
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S
@ Catherine : merci, je suis content que cet extrait attise la curiosité. Sinon, pour la question qui fâche, j'auras une réponse qui fâche : "je ne sais pas encore... mais ça viendra !"
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C
Je vais poser la question qui "fâche" : c'est pour quand la sortie ? Parce qu'après un tel extrait on a envie de connaître la suite ;-)
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