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Sébastien Fritsch, Ecrivain
3 août 2013

Qui va passer les plats ?

Voilà bientôt un an que mon cinquième roman, Se retenir aux brindilles, est achevé. Depuis, je suis sur la piste de son successeur. Ce n'est pas une quête effrénée, non, non, c'est un butinage tranquille : un profil de personnage par-ci, un morceau de décor par-là, un évènement, puis un autre, un bout de dialogue... Quoi qu'il en soit, à force d'accumuler tous ces morceaux, je me dis qu'il faudra bien qu'un jour j'y mette un peu d'ordre pour en faire une histoire. Mais quelle histoire ?
Donnez à un cuisinier quelques dizaines d'ingrédients, il vous concoctera tout un dîner, nourrissant ou non, selon les constituants de base dont il dispose ; goûtu ou non, selon les épices qui lui sont fournies ; mémorable ou insignifiant, bouleversant ou banal, selon son talent. Prenez le même cuisinier quelques semaines plus tard, donnez-lui les mêmes ingrédients, il vous préparera une tout autre suite de plats. Et deux mois plus tard, vous obtiendrez un troisième repas, tout différent des deux premiers.

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Voilà où j'en suis : depuis un an, je fais mes courses (dans un marché sans limite qui se nomme la vie) et je me retrouve à la tête d'une flopée d'ingrédients. Que vais-je en faire ?
> En rejeter certains, c'est évident.
> Décider quelles associations je pourrais faire (Quel personnage dans quel décor ? Quel évènement dans quel chapitre ? Quel lien entre lui et lui, lui et elle, elle et l'autre ? Oui, je sais, c'est d'une clarté limpide)
> Etablir l'ordre de préparation et de cuisson, ce qui revient à définir comment se sont déroulé les vies de mes personnages.
> Etablir l'ordre de service à table, c'est-à-dire l'ordre dans lequel je veux faire découvrir à mes lecteurs les différents épisodes de ces vies (et c'est bien souvent différent de l'ordre de préparation). Certaines situations mijotent depuis des années, mais je les servirai peut-être en cinquième ou sixième plat (eh oui, un roman, c'est un gueuleton !), tandis qu'un petit entremet vite fait bien fait pourra arriver bien plus tôt. 
> Définir l'ambiance générale du repas : festif ? sérieux ? sinistre ?
> Mettre au point le cheminement gustatif que je souhaite faire vivre à mes invités : auront-ils droit à un crescendo de goûts de plus en plus corsés ? à une alternance de douceurs et de préparations plus pimentées ? Y aura-t-il un trou normand pour faire une rupture inattendue dans l'intrigue ? 
 

Que de questions pour le cuistot-romancier ! Mais il en est une qui domine (et influence) toutes les autres : qui va passer les plats ?

Le ferai-je moi-même ? C'est-à-dire en endossant le costume du narrateur omniscient, qui calcule ses effets, distille les renseignements, distribuent à qui veut le savoir les indications sur la composition de tel ou tel mets et sait d'avance quel vin viendra accompagner chacun d'entre eux.

Demanderai-je plutôt à l'un des protagonistes de l'histoire de s'en charger ? En lui glissant les plats successifs par un passe-plat étroit, sans rien lui dire, sans rien lui laisser voir de ce qui suivra, le laissant annoncer ce qu'il observe et rien de plus : la couleur de la sauce, la consistance de l'aliment, la forme de l'ensemble. Mais est-ce de la viande ou du poisson ? Est-ce épicé, fade, aigre-doux ? Et quel est donc cet accompagnement à la structure et à la coloration bizarroides ? Il n'en sait rien et le découvrira en même temps que le lecteur.

La première option semble plus facile : comme je sais tout, je dis et je cache ce que je veux ; je peux aussi aller fouiller dans l'esprit de mes personnages, l'un après l'autre, selon ce que je veux faire comprendre à mes lecteurs ou au contraire leur dissimuler. Je pose l'assiette sur la table de façon à mettre en valeur la présentation que j'ai choisie et je cache les morceaux un peu cramés sous la garniture.
Autre avantage, et non des moindres : je suis neutre et dénué de tout sentiment. Je n'ai donc pas à changer de ton si la situation devient tragique ou pathétique ou féérique ou je ne sais quoi : pas d'effort d'écriture particulier. Et puis, je ne risque pas de gâcher le suspense en affichant une grande joie ou une grande peine qui montrera immédiatement de quel côté je suis. Je ne suis d'aucun côté car je suis de tous côtés.

La deuxième option est un peu plus périlleuse : si j'utilise le "je", je ne peux pas tout dire, car "je" ne sait pas tout ! Cela peut être un avantage pour maintenir le suspense ("je" va découvrir les choses au fur et à mesure), mais cela devient un handicap si "je" n'est pas très bien placé par rapport à la table et au passe-plat. Et puis, "je" ne peut pas être neutre, lui. Il vit l'histoire. Et il montre comment il la vit.
D'où la question subsidiaire : qui sera ce "je" ? Dans l'esprit de qui vais-je devoir me glisser pour donner au lecteur la vision la plus intéressante ? Quand on envisage une histoire avec pas loin d'une dizaine de personnages importants, il n'est pas si facile de choisir.

Cela fait donc des semaines que je me bats entre ces deux options : observer les péripéties de "il" et "elle" ou me glisser dans la peau de "je" ? 
Laquelle de ces deux méthodes donnera envie à mes lecteurs-convives de rester à ma table jusqu'au dessert ?

J'ai longtemps cherché, penché d'un côté, puis de l'autre, commencé plusieurs fois le premier chapitre, réessayé sous une autre forme, redistribué les rôles... fini par croire qu'il vaudrait mieux abandonner. Et puis, hier, une scène, dans la rue, près de chez moi ; une scène banale ; mais une scène qui lance une étincelle, fait douze tours dans ma tête en une fraction de seconde, se laisse extrapoler vers autre chose et qui, finalement, de proche en proche, de lien en lien, de loin en loin, m'offre un tout nouvel ingrédient. Un ingrédient auquel je n'avais encore jamais pensé. Alors tout bascule, l'argument de lancement change, l'état d'esprit des deux premiers personnages aussi, le lieu où tout commence également, et subitement, l'élément-clé sur lequel tout le roman prenait appui se trouve beaucoup plus solidement justifié, les personnages prennent leurs places tout autour, les étapes de l'intrigue s'assemblent... On peut y aller.
Tout ça, parce que j'ai vu un homme, au téléphone, devant la porte ouverte d'une maison à vendre... Une maison vide.
Quand je suis rentré chez moi, j'ai écrit cette phrase : "Jamais je n'aurais imaginé marcher sur une plage en hiver." Et je savais que mon roman allait vivre.

Source de l'image : freepik.com

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Commentaires
T
Ah.. enfin qques minutes pour commander ce livre !!!! <br /> <br /> Maintenant... j'attends ;-)
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G
Waouh c'est fort! J'aime ta manière de décrire l'étincelle qui se produit. Il y a du suspens et une sacrée montée en puissance. :-) Tu n'as plus qu'à foncer maintenant. J'espère que tu vas surfer tout au long de l'histoire sur cette belle vague d'inspiration!
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