Hugo Boris - La Délégation Norvégienne
Que dire de ce roman ? Que dire pour ne pas trop en dire ? Pour vous laisser le découvrir comme il doit être découvert : progressivement. Car Hugo Boris s’applique, par une construction soignée, à faire venir progressivement les questions qu’il a choisies de nous poser. Et derrière ces questions, des réponses inquiétantes. Car il s’agit bien d’un roman inquiétant, où la réalité se trouve peu à peu emprisonnée dans le fantastique.
« Progressivement », « peu à peu ». Oui, tout est là : dans la progression que conduit l’auteur. Cela ne veut pas dire qu’il y ait la moindre longueur dans ce roman. Au contraire, le texte est dense, chaque mot est utile : pour camper les personnages, pour décrire le décor, pour faire tomber la neige, pour la rendre omniprésente, étouffante, puis faire s’accentuer le froid, le doute, et enfin la panique. On a réellement froid en lisant. On a réellement des engelures aux orteils, les yeux brûlés par la blancheur qui écrase la forêt norvégienne, les lèvres blessées de profondes gerçures. Et, ensuite, quand viennent les doutes, on les sent réellement comme s’ils étaient les nôtres. Et la panique nous prend réellement : on veut trouver une solution, une issue, on veut sortir du livre, le plus vite possible. C’est sans doute pour cela que je l’ai lu d’une traite.
J’ai insisté sur l’adverbe « progressivement », et me voilà maintenant accroché à un autre adverbe : « réellement ». C’est sans doute là que réside le talent d’Hugo Boris pour nous entraîner à sa suite et à la suite de ses personnages. Car un roman fantastique, si l’on ne suit pas l’auteur, si l’on ne croit pas ce qu’il veut nous faire croire, on ne parvient pas à entrer dedans. Et ce roman, il faut entrer dedans. Pour réussir cela, Hugo Boris utilise une autre « arme » très efficace (en plus de sa construction progressive parfaitement agencée), c’est son écriture.
Lorsque nous nous étions rencontrés à la Foire du Livre de Brive, il m’avait prévenu qu’il avait simplifié son écriture, par rapport à son premier roman : moins d’adjectifs, des phrases plus courtes. C’est vrai. Le style est plus direct, moins poétique. Mais c’est normal : on n’est plus dans l’exploration des sentiments que nous offrait « Le Baiser dans la Nuque », on est dans une réunion de chasseurs dans un chalet perdu dans le grand nord Norvégien. La nature est rude, les personnages sont carrés. Parmi les cinq hommes et les cinq femmes, dont certains ont, curieusement, des noms de peintres ou d'écrivains ayant réellement existé (ce qui n'est certainement pas fortuit), nous trouvons des gens rustiques (un garde forestier, un garçon boucher), mais aussi des personnes d'un autre niveau social (dont un colonel qui, lui, n'a pas de nom). Tous sont pourtant des gens simples. Même la vieille écossaise (qui s’offusque ou rougit par moment) n’est pas aussi sophistiquée que ce que l'on pourrait attendre. Sinon, elle ne serait pas là, perdue dans cette forêt pour un séjour de chasse.
Pour rendre ses personnages encore plus « réels » Hugo Boris utilise différents moyens : les descriptions de repas, de préparation avant de partir à la chasse, les scènes de chasse aussi. Et il en profite, peu à peu pour distiller quelques petits détails « anormaux », pour ne pas dire « irréels », pour ne pas dire « inquiétants ». Il ne veut sans doute pas nous inquiéter si tôt.
Par ailleurs, il utilise des « astuces » de langage pour ses dialogues qui donnent réellement vie à ses personnages (tiens, l’adverbe réellement revient encore !)
Ainsi, il retranscrit avec beaucoup de véracité les défauts d’élocution de ceux qui parlent la bouche pleine, ceux qui parlent en grelottant de froid, ceux qui doutent, qui s’énervent, qui s’affolent. Il a une écriture qui permet d'entendre, de voir, de vivre au coeur de l'intrigue. C'est sans doute la plus grande qualité que peut avoir la plume d'un écrivain.
Enfin, Hugo Boris nous rend plus réels ses sept chasseurs (et même plus sympathiques) en les laissant se découvrir les uns les autres par quelques petites anecdotes ou quelques petites habitudes. Les anecdotes sont surtout des souvenirs de chasse, échangés autour de la table. Et là encore, Hugo Boris distillera quelques petits détails « inhabituels », pour ne pas dire, « étonnants », pour ne pas dire « inquiétants ».
Et à force de nous rendre ses personnages réels, éventuellement sympathiques, à force de nous faire manger à côté d’eux, de nous faire ressentir le froid qui les attaque, les harcèle et leur voue même une véritable haine (René Derain, le personnage central, se dit même à un moment que « quelque chose, dans ce froid, empêche tout mouvement et le hait. »), Hugo Boris parvient à ce qu’il voulait : il nous emprisonne avec eux dans l’hiver du grand nord.
Alors, quand vient la fin il nous impose de la créer nous même. Oui, comme les personnages, nous devons avancer dans les dernières pages, dans la neige épaisse. Comment ? En prenant la décision de nous arrêter à la page 265 ou, au contraire, en prenant la décision de séparer, à l’aide d’un couteau, les pages qui suivent et qui ne sont pas massicotées.
A la maison, je fus le deuxième à lire ce roman. Les pages de la fin étaient donc séparées. Mais j’ai joué le jeu : je me suis demandé si j’allais m’arrêter à la page 265 ou si j’allais continuer. Mon coup de couteau entre les pages fut virtuel, mais je le fis quand même : je continuai ma lecture. Je savais pourtant que cela aurait des conséquences irrémédiables sur les personnages : par mon geste, je décidai de leur sort.
Mais une fois arrivé à la seconde fin, je compris que j’avais bien fait.
Et si j’avais fait ce choix, ce fut pour une seule et unique raison : je trouvai moins grave de soumettre à un sort sans doute funeste des êtres auxquels j’avais fini par m’identifier que de ne pas lire des pages écrites par un écrivain.
Peut-être est-ce ce que Hugo Boris souhaitait. Comment savoir ? Comment vraiment savoir ce qu’il voulait faire de nous. On sent tout au long du roman qu’il se joue de ses personnages et que, en nous imposant de nous identifier à eux, il se joue de nous. Et par la même occasion, il nous invite à nous jouer, nous aussi des ses personnages… jusqu’au puissant geste final. Mais au moment de le commettre, on peut se demander si finalement, ce ne sont pas les personnages d’Hugo Boris qui se jouent de nous. Ou de lui.
Finalement, de l’écrivain, du personnage ou du lecteur, qui décide et qui subit ? Qui domine et qui est dominé ? Qui est le chasseur et qui est la proie. Qui ? La réponse est entre nos mains.