Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sébastien Fritsch, Ecrivain
26 mars 2009

Andrew Holleran - Le Passant Chagrin

Après la mort de sa mère, un quinquagénaire, homosexuel, solitaire, accepte subitement, et temporairement, de changer de cadre de vie. Un ami lui propose un poste d'enseignant à Washington. Il va s'y installer. Pour un an. Il trouve une location au dernier étage d'une grande maison, splendide, raffinée, propriété d'un autre homme, du même âge ou à peu près et homosexuel lui aussi.
Ce roman est d'abord servi pas son style élégant, clair, simple et doux. Il est très juste dans les descriptions urbaines de Washington, de ses grandes artères, de ses monuments, de ses innombrables musées que parcourt le narrateur et qu'on a l'impression de parcourir à sa suite. Mais le style est aussi là pour nous faire visiter les sentiments, dont le principal est, comme l'indique le titre, le chagrin.
Il y a le chagrin du narrateur, plombé par sa solitude, par la disparition de nombreux de ses amis, emportés par le sida, par la mort de sa mère et plus encore par les phrases qu'il regrette (et regrettera toujours) de ne pas lui avoir dites tant qu'elle était vivante.
Mais il y a aussi le chagrin du propriétaire, qui vit seul (à part les locataires qui se succèdent) dans sa grande maison depuis des années. Pourtant, sa vie est bien remplie. Entre son travail prenant et son goût pour les beaux meubles et la décoration intérieure, il a largement de quoi s'occuper, non seulement au bureau, mais aussi dans sa majestueuse demeure, dont il aime à changer l'ambiance, en changeant le mobilier, les tentures, l'éclairage et pleins d'autres détails. Mais tout cela, le travail comme le logement, comme Washington aussi, ce n'est qu'un décor, de la poudre aux yeux pour cacher le vide qu'est sa vie. Et le chagrin qui va avec.

Holleran_le_passant_chagrin

Car lui aussi se sent seul. Et, tandis que son locataire, le narrateur, déambule dans la capitale, lui s'évertue à passer des petites annonces pour trouver l'âme soeur. Mais, parmi les hommes qu'il rencontre et avec lesquels il se contente d'un entretien dans le hall d'un hôtel, aucun ne lui convient. Et il retourne à sa solitude et à son chagrin.
Et puis, bien sûr, il y a le chagrin de Mary Lincoln, la femme du président assassiné. Parce que le narrrateur trouve, dans la chambre qu'il loue, un volume regroupant la correspondance de la veuve, les lettres de cette femme, que le destin aura elle aussi accablée, serviront de fil conducteur au roman d'Andrew Holleran. Elles serviront aussi de lien entre les deux hommes qui vivent sous le même toit : le propriétaire et le locataire. A de nombreuses reprises, ils échangeront leurs points de vue sur tel ou tel passage. Et l'auteur nous proposera alors des réflexions sur la solitude, les liens familiaux  ou amicaux et, surtout, la mort. Que reste-t-il de nous après cette étape inévitable ? Tous les protagonistes de ce roman n'auront pas la même réponse. La plus matérialiste (ou cynique ou ironique) étant celle de Franck, l'ami qui a proposé à notre narrateur de venir s'installer à Washington.

Pour Franck, après la mort, il n'y a plus rien. Avoir des remords vis-à-vis des morts, ou vouloir les honorer, entretenir leur souvenir, tout cela ne sert à rien : ils ne sont plus rien ; on ne peut plus rien faire pour eux ou avec eux.
S'il parle ainsi, Franck, c'est peut-être parce qu'il ne vit pas la même vie que le locataire et le propriétaire : lui , il est heureux : il vit un parfait amour, avec un autre homme que tout le monde lui envie. Le seul détail négatif dans ce beau tableau, c'est qu'il se bat avec un cancer.

Pour conclure, je dirai juste que ce beau roman m'a rappelé un peu "Le Portrait de Dorian Gray." Pas par le sujet, qui n'a rien à voir, mais par l'élégance du style et par ce personnage de Franck, très raffiné et qui ne manque pas une occasion de proférer quelque phrase édifiante sur tous les sujets possibles et imaginables, et toujours avec une légère touche de cynisme (ou d'ironie, comme je l'ai déjà dit). Par son comportement, ce Franck me rappelle Lord Henri Wotton, l'un des personnages du livre de Wilde. Par ailleurs, la recherche de l'amour, le regret de la jeunesse et, le goût pour les beaux objets et le soin apporté pour cultiver son apparence, rapprochent aussi le propriétaire du roman d'Holleran, du mode de vie de Dorian Gray. Sauf qu'il n'a pas le pouvoir, notre propriétaire, de retenir le temps. Quant au narrateur -locataire, observateur impuissant, simple passant miné par le chagrin et les regrets, c'est peut-être bien le costume de Basil Halward qu'il porte. Quoi qu'il en soit, "Le Passant Chagrin" est une lecture que je recommande, pour son texte, ses personnages, ses décors, ses idées. Beaucoup de qualités pour un seul livre !

PS : Je tiens aussi à signaler que ce roman a été traduit par Christine Spadaccini, qui n'est donc pas innocente de la beauté du texte. Christine est l'auteur, entre autres, du recueil de nouvelles "Existe en ciel". Un style très différent, plus vif et parfois bien plus cruel tout en sachant cultiver, lui aussi, la douceur, et dans lequel, en tant qu'auteur, elle se donne plus de liberté pour expérimenter les diverses possibilités du langage. Mais, qu'elle soit libre ou guidée par un auteur américain dont elle suit la pensée, Christine prouve qu'elle sait modeler les mots avec ce don qui s'appelle "art". A découvrir d'urgence, pour ceux qui ne l'auraient pas encore lue.
Et puis, pour le plaisir, vous pouvez lire ici l'explication du titre français du roman d'Andrew Holleran (qui s'intitule uniquement "Grief", en version originale).

Publicité
Commentaires
S
@ Kiki : you're welcome. Le plaisir fut pour moi, de découvrir cet auteur et la beauté de son style. Comme tu le dis, je suis encore un peu dans ses mots, dans ses décors, dans ses idées. Merci pour cette découverte.
Répondre
S
@ Callophrys : peut-être à cause de la tristesse qui fige le personnage principal dans chacun des romnas. Mais la suite est très différent.
Répondre
K
Thank you for this thorough and sensitive reading, Seb! Ce roman a une façon particulière d'habiter son lecteur, longtemps après que l'on ait refermé la dernière page, tu verras... Curieuse de cet étrange attachement du narrateur aux échanges épistolaires de Mary Lincoln et séduite par les différents extraits semés ici et là dans le texte de Grief, j'ai acheté le livre les compilant et, comme le narrateur de Grief, j'y plonge de temps à autre, et je suis tombée sous le charme vaguement neurasthénique des écrits de cette femme farfelue, parfois exaspérante et si violemment blessée... Merci again, mister!
Répondre
C
drôle....mais ça me rappelle "derrière toute chose exquise..."
Répondre
Publicité
Derniers commentaires
Publicité