Trois jours chez ma grand-mère
Nous sommes arrivés en fin
d’après-midi. Nous, c’est deux frères, leurs femmes et les sept cousins qui en
résultent. La marmaille s’est égaillée dans la maison de l’arrière-grand-mère,
impatiente et ravie de cette invasion. Redécouvrir les couloirs, les escaliers,
les lits mous, les recoins, les ombres, les odeurs (« J’aime bien ici, ça
sent la maison ancienne », m’a dit ma fille). Passer ensuite quelques
instants à observer les portraits de famille. Ce n’est pas la grande galerie
des ancêtres des petits châteaux de province. Non, c’est un ensemble disparate
de clichés de toutes tailles, de tous styles et de toutes époques. Ma
grand-mère les garde comme son dernier trésor, comme un lien entre les morts et
les vivants. Et elle les commente abondamment devant ses sept chérubins.
On y trouve la mère de mon grand
père, le regard et le visage figés, comme on faisait à l’époque, dans un cadre
doré de 40 par 50. Elle semble austère, triste et vieille. Elle devait pourtant
être encore bien jeune lors de cette séance de pose, puisqu’à sa mort, en 1922,
elle n’avait que trente-deux ans. Coincé dans un angle du cadre, une carte
d’identité, celle de son mari, Joseph, un moustachu, bien plus âgé, lui. Il
n’était né que sept ans avant elle, en 1883, mais il lui survécut près de
cinquante ans.
Il y a aussi d’autres ancêtres. Il y a ma grand-mère elle-même, prise avec sa sœur et ses parents, en pieds, dans leur plus beaux habits, devant un décor théâtral de colonnes et de végétation peinte, devant lesquels toutes les familles clientes du même photographe avait dû poser dans les années 1930. A l’autre extrémité de la pièce, il y a ma mère et ma tante, chacune sur l’un des murs formant l’angle. Elles apparaissent toutes deux dans ces compositions artistiques (signées par l’artiste !) qui assemblaient différentes images du même bébé nu bien potelé : une photo sur le ventre, sur une peau de mouton, une autre avec le bébé assis, sur la même peau, puis un gros plan de face et enfin un dernier, de profil. J’oubliais de préciser que chaque image est entourée d’un halo flou démontrant les velléités artistiques de l’auteur de la prise de vue.
Dans une autre pièce, il y a les photos en couleurs : plus nombreuses que pour les générations précédentes, elles déroulent, sur quelques dizaines d’années, les portraits de mes frères et sœur, de mes cousins et de moi-même, d’abord enfants, puis ados renfrognés, puis le jour de nos mariages respectifs. La visite de ce musée sentimental et affectueux s’achève par les photos de la cinquième génération. Elles se répartissent tout autour de celle de mon grand-père. Il est mort il y a douze ans, deux mois avant la naissance du premier de ses arrières-petits-enfants. Son sourire laisse pourtant entendre qu'il en est fier de cette ribambelle.
Sur le long mur parcouru de fenêtres, un meuble bas, à portes coulissantes, accueille encore quelques un des outils à mains que nous manipulions, avec la bénédiction du grand-père. Mais, sur le râtelier poussiéreux que contient le meuble, les absents sont plus nombreux que les survivants et, parmi ceux qui répondent encore à l’appel, aucun n’a été épargné par la rouille.
Les quatre enfants qui investissent le lieu ne s’en préoccupent guère, pas plus qu’ils ne s’intéressent aux casiers qui s’alignent sur un autre mur. C’est là que leurs deux pères puisaient les clous et autres pièces de quincaillerie indispensables à la réalisation de leurs œuvres de bois. Sur la façade des petites portes de ce damier ocre-gris, des inscriptions au feutre noir détaillent encore le contenu de chaque casier : paumelles, verrous, charnières, poignées, cercueil. A l’époque de mon grand-père, c’est lui, le menuisier du village, qui fabriquait les cercueils, un par un, au fil de la demande. Comme, en plus, il était pompier volontaire, et que, sur ces petites routes du bocage, se tuer en voiture était presque une tradition, je lui avais imaginé une familiarité avec la mort qui m’a toujours émerveillé ; à tel point que je n’ai jamais osé lui en parler ; et que, maintenant que je sais (ou crois savoir) ce que la mort peut être, je suis plus admiratif qu’émerveillé. Parce que j’ai compris qu’il était surtout courageux : la mort est sans doute la seule compagne avec laquelle on ne peut se laisser aller à la familiarité, à l’usure de l’émotion par le temps. Mais dans le casier marqué « cercueil », elle est aujourd’hui bien innocente, cette noire compagne ; ou du moins le laisse-t-elle croire un instant : on ne trouve dans le petit tiroir marqué "cercueil", qu’une croix en plastique, des poignées dorées de différents modèles et quelques lettres pour les couronnes de fleurs.
Le soir, les quatre plus grands cousins se retrouveront dans la salle à manger, dont les meubles ont été repoussés sur les côtés. On aligne quelques matelas par terre. Ils s’installent, plein d’effervescence. Pour se calmer, ils lisent un peu (Boileau-Narcejac pour le plus âgé des quatre – je ne dirai pas qui est son père – Akira Toriyama pour les trois autres). Ensuite, extinction des feux. Mais, comme tout vrais héros qui se respectent, il semble que, ce soir-là, nos petits soldats soient restée aux aguets plus longtemps que ce que prévoyaient les consignes du haut commandement. Sans doute fallait-il peaufiner le plan de bataille prévu pour le lendemain. Il ne faut rien laisser au hasard. Surtout pendant l’enfance. Parce qu’un jour, par hasard ou par inadvertance, par négligence ou par obligation, on finira par la quitter, l’enfance.
Les deux photos, c'est juste pour :
- La première : faire plaisir à mon copain Jean-Claude Dejean (même s'il va m'en vouloir de ne pas lui avoir rapporté toute la ferraille rouillée pour ses sculptures)
- La deuxième, parce que c'est ça la Vendée : l'animation est dans le ciel, mais le bonheur est sur terre, aussi simple à trouver qu'une ballade dans les champs.