Le Mariage d'Anne d'Orval - Les premières lignes
Depuis trois jours, la neige tombait. Sur le sol
étouffé par déjà quatre mois d'hiver, elle ajoutait avec patience ses
flocons lents et tendres. Son voile pesant, tendu tout autour, entre le
ciel et le sol, masquait encore l'oeuvre promise. Mais pour qui
connaissait, comme Eve, la planèze et son cadre, la scène qui se
révélerait en fin d'ouvrage ne serait pas une surprise. Elle serait
pourtant un ravissement : au loin, les arêtes adoucies des cimes ; à
leurs pieds, les forêts et la lande transfigurées ; plus près encore,
vers le sud, les gorges abruptes et sauvages, peuplées de chênes et de
hêtres au caractère ombreux et soumises à la garde de quelques pitons
noirs qui seuls survivraient à l'invasion nivale.
Les couleurs des saisons étaient l'une des rares joies qui animaient
les jours d'Eve d'Orval. Même dans le froid, même dans le vent, elle se
plaisait à monter sur les courtines pour redécouvrir - ou ré-imaginer,
comme en ce jour - ce paysage immuable que seul le temps renouvelait,
le long temps immobile qui régnait sur sa vie comme sur les murailles
noires du château de son époux.
C'est au cours de cette contemplation qu'elle sentit la première
douleur dans son ventre. Dans un réflexe, elle enfonça sa main dans la
neige qui couvrait un merlon et s'appuya sur la pierre glacée. Elle
resta un long moment ainsi. Le froid détournait son esprit de la
douleur qui s'estompait. Elle tenta à nouveau de porter son regard au
plus loin - sur la brume grise noyant les arbres alentour. Elle ne put
retrouver le fil de sa rêverie. Son premier enfant allait naître -
aujourd'hui même ou le lendemain - et elle avait peur.
Une autre contraction la saisit. Regarder encore le vide grisâtre ;
souffrir encore la morsure du froid sur ses doigts ; sentir encore la
neige venir piquer son visage ; retarder encore ce moment.
Mais un spasme insoutenable la traversa et lui fit lâcher prise. Des
deux mains, dont une bleuie, elle ceignit son ventre. L'éclat vif qui
l'avait assaillie n'en finissait pas de s'effacer. Elle comprit alors
qu'elle devait faire face.